Problème de l’incorporation de l’aristotélisme

Problème de l’incorporation de l’aristotélisme
Problème de l’incorporation de l’aristotélisme
    Saint Thomas dépeint ainsi la différence d’attitude du philosophe et du fidèle en face des choses : « Le philosophe considère dans les créatures ce qui leur convient selon leur nature propre, par exemple, dans le feu, son mouvement vers le haut ; le fidèle considère en elles ce qui leur convient en tant qu’elles sont rapportées à Dieu, par exemple qu’elles sont créées par lui, qu’elles lui sont soumises, et choses de ce genre. » Cette distinction n’était pas faite par les Augustiniens, qui refusaient au fond d’adopter en matière philosophique une attitude différente de celle du fidèle ; devant un homme comme saint Bonaventure, la nature s’ouvre comme une seconde Bible, dont l’interprétation doit le conduire à Dieu ; la nature n’a pas d’autre essence, d’autre fond que cette sorte d’exigence de progrès spirituel. Ce n’est pas autrement que pensait le platonisme : dans un cas très analogue à celui qui est cité par saint Thomas, Plotin refuse de considérer le mouvement circulaire des sphères à la manière d’Aristote comme un mouvement physique, mais y voit un mouvement psychique et spirituel ; expliquer la nature, c’est en voir la signification pour l’esprit. Sur ce point précis, Plotin et les néoplatoniciens s’opposent à Aristote. On voit un conflit de ce genre se renouveler au XIIIe siècle en Occident, lorsque la philosophie d’Aristote est connue dans un milieu où les esprits sont pétris de platonisme et d’augustinisme : cette philosophie est rebelle, autant qu’il est possible, à toute interprétation spirituelle ou allégorique de la nature ; les concepts essentiels dont elle use, acte ou puissance, forme ou matière, mouvement, sont des abstraits des choses sensibles (car « il n’y a rien dans l’intellect qui n’ait été d’abord dans les sens ») et comme les cadres universels dans lesquels on pourra classer toutes les nuances de l’être ou du devenir ; la métaphysique et la physique ne sont qu’une description, faite au moyen de ces concepts, de l’allure générale de toute réalité sensible ; elles ne donnent aucune ouverture, sinon peut-être en un cas unique et privilégié, sur ces réalités spirituelles et profondes avec lesquelles communie l’âme religieuse.
    Mais, si la philosophie aristotélicienne est donnée, dans ces conditions, comme l’œuvre achevée de la raison humaine l’équilibre entre la raison et la foi, qui s’était établi dans les meilleurs esprits du Moyen Age après saint Anselme, ne va pas pouvoir se maintenir, malgré les efforts des Augustiniens du XIIIe siècle : la raison et la philosophie n’ont plus cette position intermédiaire entre les choses sensibles et la réalité intelligible, qui faisait d’elles comme l’anticipation de la vision permise à l’homme in via, puisqu’elles font retourner obstinément la pensée vers les choses sensibles, même si cette pensée s’applique à leurs formes, c’est-à-dire à celles de leurs conditions d’existence qui sont saisissables à l’intelligence. La philosophie ne devient-elle pas alors un danger irrémédiable, moins par ce qu’elle dit que par ce qu’elle empêche ? Car, si l’aristotélisme arabe, avec sa doctrine de l’éternité du monde, du fatalisme astrologique et de l’intellect commun à tous les hommes, s’opposait aux croyances chrétiennes fondamentales de la création, de la liberté et de l’immortalité personnelle, cet obstacle était loin d’être invincible, et le texte d’Aristote pouvait être pris en un sens moins défavorable à la foi : restait l’esprit d’une doctrine, tout entière jaillie d’une curiosité spéculative, qui ignore la foi chrétienne et qui, par conséquent, ne laisse plus à la raison cette fonction intermédiaire que la culture chrétienne lui assignait.
    On voit quelle difficulté rencontrait le problème de l’incorporation de la doctrine du « Philosophe » à la culture chrétienne : difficultés qui, au XIIIe siècle et dans la suite, parurent insurmontables à beaucoup et que pourtant saint Albert le Grand, puis saint Thomas d’Aquin, s’efforcèrent de vaincre.

Philosophie du Moyen Age. . 1949.

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